Santé publique

Les 5 piliers d'un système de santé juste

Les 5 piliers d'un système de santé juste

Dans Une ordonnance pour la France, Frédéric Bizard démontre pourquoi le système de santé français est à bout de souffle. Dans cet extrait, il indique les 5 principes sur lesquels il faudrait selon lui appuyer la rénovation de notre protection sanitaire et sociale.

L’évolution spectaculaire de l’environnement économique et social, associée aux conséquences de la crise financière de ces trois dernières années, oblige les pays développés à réinventer leur politique de protection sociale s’ils veulent conserver leur cohésion sociale. Au cours des deux dernières décennies, tous ces pays ont eu recours à l’endettement, public ou privé, pour financer leurs dépenses de protection sociale, ce qu’ils ne pourront pas faire au cours de la prochaine décennie. Il faut donc construire la deuxième génération de la protection sociale à partir de valeurs qui concilient la justice sociale et la contrainte financière. Si on veut parvenir à un accord pertinent sur la définition d’un nouveau contrat social, il convient d’accepter certains grands principes. Nous allons définir cinq principes qui constituent un cadre cohérent en vue d’élaborer un plan de rénovation de notre protection sociale en général et de notre système de santé en particulier :

  • solidarité et subsidiarité ;
  • transversalité des actions ;
  • droits et devoirs des citoyens ;
  • devoir pour l’État ;
  • et centralité de la personne humaine.

Ces principes façonnent un système de valeurs déclinable sur l’ensemble des grandes fonctions sociales de l’État.

1. Solidarité et subsidiarité

Notre système de Sécurité sociale a été fondé en 1945 lors du Conseil National de la Résistance sur le principe de solidarité. Chaque individu cotise en fonction de ses revenus et consomme en fonction de ses besoins. La Sécurité sociale ne cible pas ses prestations exclusivement sur les plus pauvres et n’est pas financée uniquement par les plus riches. L’État a renforcé l’accès universel aux soins, notamment par la couverture maladie universelle (CMU) instaurée en 2000 et le chèque santé (aide à l’acquisition d’une complémentaire santé) en 2008.
Pourtant, aujourd’hui, force est de constater que notre système de santé n’est plus égalitaire et que des millions de personnes sont progressivement exclues de ce système. Plus de 4 millions de personnes ne disposent pas de complémentaire santé (même si c’est un choix délibéré pour une partie d’entre elles) et plus de 15 % de la population n’ont pas recouru à des soins au moins une fois au cours des six derniers mois pour des raisons financières. L’état de santé de la population montre déjà des signes tangibles d’inégalité sociale. Franchises, forfaits, déremboursements, dépassements d’honoraires, etc. sont autant d’ajustements réalisés ou autorisés par les gouvernements pour faire perdurer notre protection sociale au prix d’un accroissement des inégalités sociales en matière de santé.
Un vrai choix de société se pose aujourd’hui : conserver un système égalitaire basé sur le principe de solidarité ou opter pour un système d’assistance sanitaire entraînant une inégalité assumée des prestations sanitaires (et donc de l’état de santé des individus) en fonction des revenus. Même si la majorité des hommes politiques défendra ardemment le premier système, encore faut-il accompagner cette défense d’une politique cohérente et réaliste pour la rendre viable. L’immobilisme signifie le choix implicite pour le second système.
La solidarité oblige à ne pas charger l’État des affaires que les individus et les familles devraient assurer par leurs propres efforts. De même que le rôle subsidiaire de l’État consiste à se concentrer sur les milieux sociaux et les situations qui exigent le plus de soutien.
Afin d’éviter une assistance sociale paternaliste, humiliante pour celui qui est dans le besoin, il est indispensable que le principe de subsidiarité soit associé au principe de solidarité. L’État ne peut pas fournir tous les services de santé pour tous, sans quoi il devient une instance bureaucratique qui ne peut assurer l’essentiel dont l’homme a besoin. L’État doit se concentrer sur les tâches prioritaires et réserver le reste aux instances locales les plus appropriées pour réagir avec spontanéité et efficacité aux besoins de la population, en particulier la population la plus précaire. Il doit intervenir là où les gens n’ont pas les moyens d’agir. En accompagnant cette fonction subsidiaire, l’État réalise le principe de solidarité. Une politique de justice sociale passe par l’organisation de la subsidiarité de l’État.
L’Allemagne offre un exemple intéressant d’organisation de cette subsidiarité dans son système de santé. Aux assureurs la responsabilité de garantir l’équilibre financier sans nuire à la qualité des services, aux Unions de médecins la responsabilité de la qualité des soins, du respect des bonnes pratiques et de l’éthique et à tous les acteurs publics et privés la responsabilité de définir les grandes orientations.

2. Transversalité des actions

Le niveau de santé d’une population ne dépend pas seulement des services de santé ; il est aussi le résultat de plusieurs facteurs, tant sanitaires qu’économiques, sociaux et, plus généralement, culturels. La restructuration des systèmes de santé par des programmes verticaux – contrôle de certaines maladies, planification familiale, vaccination – a entraîné une déconnexion des actions de santé avec d’autres programmes à mener en termes d’éducation, d’environnement, de politique de la ville, etc. La verticalité des actions entraîne aussi une multiplication des coûts et un gaspillage des ressources.
Le lancement du plan anticancer par le président Chirac en 2002 a été globalement positif, mais les bénéfices – comme la loi antitabac et le dépistage du cancer du sein – pouvaient être obtenus au sein d’un plan transversal. Les échecs sont dus à l’absence d’actions sur l’ensemble du système de santé. Alors que la mammographie est gratuite après 50 ans, le taux de participation à ce dépistage était de seulement 52 % en 2010 alors que l’objectif du plan anticancer était de 70 %. Les délais d’attente trop longs pour les examens (vingt-sept jours pour une IRM en moyenne) et le niveau élevé de tabagisme, en hausse, sont des résultats négatifs de ce plan. Trop peu d’actions intégrées sur la promotion de la santé en rapport avec les cancers (addictions, obésité, nutrition, éducation physique, etc.) ont été menées.
La multiplication de ces programmes verticaux n’est pas une solution recommandable, en particulier en période de contrainte budgétaire.
Les efforts à fournir et l’orientation des programmes ne doivent pas se focaliser sur les maladies, mais sur la santé. Dans notre système de soins, l’attention s’est éloignée de la santé pour se centrer sur les maladies. En France, on parle d’ailleurs de notre système de soins plutôt que de notre système de santé.
Le rôle subsidiaire de l’État implique que ses devoirs augmentent en fonction de l’importance du bien que les gens ne sont pas capables de réaliser, que ce soit par leurs propres moyens ou par l’intermédiaire des organisations sociales. Le domaine de fonctionnement de la santé publique est un choix essentiel pour l’État. Le ministère de la Santé fonctionne dans les cadres indiqués par des décisions de nature générale qui déterminent l’action de l’État et qui dépassent les prérogatives et les compétences d’un seul établissement spécialisé. Ainsi, déterminer et recommander la juste extension de l’aide aux plus démunis en matière de santé relève de la politique sociale. Là où il faut lutter contre les pathologies sociales, la politique de santé publique doit être soutenue par les ministères de la Justice et de l’Intérieur. La protection de l’environnement a un impact important sur la santé. Elle nécessite une coopération avec les ministères de l’Environnement et des Transports. Améliorer la qualité de la nourriture nécessite une collaboration étroite avec le ministère de l’Agriculture. L’Éducation nationale joue un rôle primordial dans le succès d’une politique de santé. Il faut travailler sur l’adoption d’une attitude en faveur de la santé dans la population. La médecine préventive, la promotion de la santé et la prévention des maladies chroniques nécessitent une sensibilisation dès le plus jeune âge ; plus elle a lieu tôt, plus elle est efficace. Sans action forte dans les écoles, les programmes contre le tabagisme, l’excès d’alcool et la toxicomanie sont totalement vains. Le ministère des Sports a les prérogatives d’influer sur le développement physique sain de la jeunesse et de la population en général.
Enfin, la santé a probablement été l’un des premiers secteurs soumis à la mondialisation du fait de la transmissibilité de certaines pathologies. La coopération entre les États est donc indispensable à toute politique de santé publique et exige une collaboration avec le ministère des Affaires étrangères. Le travail d’équipe d’un gouvernement devrait obliger le ministre de la Santé à ne pas faire de la santé une question technique, et encore moins le domaine des intérêts des lobbies technologiques et professionnels. Ces derniers doivent être soumis à un contrôle des citoyens s’exprimant dans le cadre d’un contrôle d’un État libre et souverain. Même si une coopération internationale est nécessaire en matière de santé publique, c’est l’État national et l’action des politiques nationales qui sont le facteur essentiel de contrôle démocratique de cette coopération.
La transversalité des actions se heurte quasi systématiquement à des questions budgétaires et à des conflits d’intérêts dus aux chasses gardées entre ministères. Il est donc important d’insister sur les fondements politiques de la nécessaire collaboration entre ministères dans la gestion de la santé d’une population. La santé est l’une des composantes du bien commun. Elle est un droit pour les individus et un devoir pour l’État.

3. Un droit associé à des devoirs pour les citoyens

Toute justice implique des droits pour les citoyens qui sont en général largement enseignés et revendiqués, ce qui est légitime. Il n’est pas démagogique d’affirmer que nos sociétés contemporaines accordent trop d’importance à la revendication des droits en regard du respect et de l’application des devoirs. Pour qu’un droit ait toute sa force, il doit être associé à des devoirs ; droits et devoirs vont de pair et forment les deux faces d’une même pièce. Sans devoirs associés, les droits deviennent arbitraires.
La santé illustre bien ce phénomène où le droit à la santé n’a pas été assez associé à une série de devoirs. La complémentarité des droits et des devoirs vaut aussi pour le secteur de la santé. Si chaque personne a droit à des soins médicaux, on peut considérer qu’elle a le devoir d’éviter de mettre sa santé et celle des autres en danger. Elle doit faire tout ce qu’elle peut pour optimiser son capital santé par des comportements adéquats. Sinon, une personne qui ne prend pas soin de sa santé peut devenir injustement une charge pour la société, pour sa famille et pour les autres, du fait de sa négligence personnelle.
Ceci constitue un principe de justice essentiel dont l’application à travers des mesures concrètes doit être amplement débattue. Outre l’impact du comportement sanitaire et de l’état de santé sur les conditions d’octroi d’un crédit, il n’existe pas actuellement en France de contraintes financières liées à son attitude positive ou négative en matière de santé. Aux États-Unis, certains programmes d’assurance modulent leur prix selon que la personne fume ou non. Il en va de même si la personne souscrit à un programme de sport dans un centre de santé. Tout ceci repose sur des données rendant l’équilibre entre droits et devoirs très concret et fondé sur les actions de la personne humaine. Les interrelations entre les facteurs de santé, de justice et la sauvegarde de l’homme et de la nature sont nombreuses. Prenons d’abord la pollution, qui menace le milieu naturel et la santé des habitants.
Le tabac est probablement l’exemple le plus révélateur. En effet, il tue 5 millions de personnes par an dans le monde. Il est responsable de 30 % des décès dus au cancer. Le tabac augmente les risques de cancer du poumon, des voies respiratoires supérieures, de l’estomac, du pancréas, du col de l’utérus, de la vessie et du rein. Les risques d’emphysème s’en trouvent aussi accrus. Cependant, le fumeur met non seulement sa vie en danger, mais aussi celle de l’autre du fait du tabagisme dite passif. Le tabac pose un vrai problème de société du fait notamment des coûts financiers et sociaux qu’il engendre. Ainsi un débat devrait-il avoir lieu sur l’impact des styles de vie sur la société, dont chacun est responsable.
Le débat sur la responsabilisation des citoyens en matière de santé est tabou en France car il est jugé suicidaire sur le plan politique. L’inaction serait suicidaire car, à moyen terme, cela se traduira par une fracture sanitaire profonde entre les citoyens et un appauvrissement général de notre société. Alors qu’il faut faire des efforts pour rendre les soins de qualité accessibles à tous, indépendamment de la richesse ou de la position sociale, les citoyens ont aussi le devoir envers la société de prendre soin de leur santé. Cela doit se faire sans altérer les libertés de base, ce qui implique probablement un système principalement incitatif, avec des contraintes financières possibles en cas de prise en charge complète par la collectivité au cours d’un gros risque.

4. Un devoir pour l’État et une fonction devenue régalienne

La Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée à Paris le 10 décembre 1948, stipule dans son article 25 : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires. »
Le Comité des Nations Unies en charge des affaires sociales précise que le droit à la santé ne doit pas être interprété comme un droit à être sain, mais comme un droit à recevoir un ensemble de prestations, de biens, de services et de conditions nécessaires en vue d’atteindre le standard le plus élevé possible. Le droit à la santé est un droit inclusif qui comprend non seulement une assistance sanitaire appropriée, mais aussi un ensemble de déterminants de la santé, comme l’accès à l’eau potable, à l’hygiène, à l’alimentation appropriée, au logement, à l’instruction et à l’information, à des conditions de travail dignes.
Par ailleurs, la santé est un domaine qui concerne la protection des particuliers et de leurs droits, mais aussi la promotion du bien commun. Elle est un bien fondamental auquel toute la société doit avoir accès. Le droit à la santé de chaque individu est un élément constitutif de la société civile et de sa législation. Il s’agit donc d’une responsabilité primordiale pour les États. Ceux-ci doivent assurer un accès équitable de leurs citoyens aux services de santé, curatifs et préventifs.
Et cela, en conformité avec l’égalité de leurs citoyens en tant qu’êtres humains, indépendamment de leur statut social ou physique et de leurs capacités.
Selon la Convention européenne des droits de l’homme et de nombreuses Constitutions nationales, la protection de la santé est à la fois un droit dû à tous les hommes et un fondement des devoirs de l’État. La Convention reconnaît même que les actions visant la santé publique l’emportent sur les droits politiques individuels. Pour préserver ce droit, il est donc incontournable de faire du droit à la santé pour tous une fonction régalienne de l’État car la santé est un pilier de la souveraineté des États. Depuis le xvie siècle, les fonctions régaliennes sont considérées comme celles de la sécurité intérieure (police et justice), la sécurité extérieure (armée) et la monnaie.
La construction européenne et la mondialisation ont entraîné un bouleversement des piliers de la souveraineté de notre État et de la hiérarchisation de ses fonctions primordiales sans qu’une réflexion sur le sujet ne paraisse utile à nos dirigeants. Il est nécessaire de reconsidérer les fonctions régaliennes et le fonctionnement de l’État dans un cadre de justice sociale. Une politique de justice sociale nécessite de considérer la santé, y compris toutes les fonctions adjacentes abordées dans ce livre, comme une fonction régalienne de l’État.
En effet, pour réaliser ce droit fondamental de l’homme – le droit à la santé pour chaque citoyen –, l’État se doit d’adopter des mesures législatives, administratives, financières, judiciaires et promotionnelles appropriées. Cela passe obligatoirement par une réelle politique de santé nationale incluant des mesures réalistes garantissant ce droit à la santé. L’État doit aussi garantir pour chaque citoyen un accès identique aux déterminants de la santé (eau, hygiène, logement, etc.), ce qui implique que les autres prestataires de services, y compris le secteur privé, doivent se conformer à une série de normes sur les droits de l’homme. Le système de santé français fonctionne avec une mise en concurrence de structures publiques et privées, qui peut être efficace à condition que la privatisation ne remette pas en cause l’accessibilité, la disponibilité et la qualité pour tous des structures, biens et services de santé.
C’est à l’État (impartial) de définir ces règles de bonne cogérance des soins. Ce devoir de l’État ne peut être exercé que si les politiques assument et se servent de leur pouvoir pour influencer le cours des choses.

5. Centralité de la personne humaine

Une personne malade demande disponibilité clinique, présence, attention, bienveillance, dialogue et dignité. Si la médecine a fait de formidables progrès scientifiques depuis un siècle, les valeurs universelles devant la maladie sont-elles toujours autant respectées ? L’annonce d’un diagnostic grave et d’un pronostic sombre font-ils l’objet d’un profond respect de la dignité humaine ? Il y a tant de critiques sur cet aspect de la médecine contemporaine. Si les grandes conquêtes médicales ont résolu des problèmes complexes liés à des pathologies souvent mortelles, elles se sont aussi accompagnées d’un certain désengagement clinique et humain auprès du malade. Par exemple, les progrès colossaux en matière de radiographie n’effacent pas la nécessité de considérer le patient dans sa dimension humaine globale après l’avoir photographié et examiné sous ses plus intimes coutures.
Le point n’est évidemment pas de remettre en cause l’inclusion des progrès scientifiques dans la médecine, mais de les concilier à une vision humaine et humaniste de la médecine. Le processus d’humanisation nécessite une vision holistique de la personne, qui s’oppose à une approche purement scientiste où le patient devient un cas clinique, un code de diagnostic, un individu anonyme auquel on administre un médicament ou auquel on applique les résultats des connaissances biomédicales. Il est fondamental que toute rénovation fasse évoluer le système de soins sur le modèle holistique de soins fondé sur la personne et les relations interpersonnelles. Il existe une réelle unité corporelle, affective, intellectuelle, spirituelle, sociale et environnementale des êtres humains. L’entourage du malade, famille et amis, peut avoir besoin de traitements, de consultation et de soutien. Le médecin doit s’approprier les questions et les angoisses de ses patients et de leur famille. Comme le suggère le professeur Andrew Miles (Département de santé publique de l’université de médecine de Buckingham, Angleterre), nous devons passer d’une médecine basée sur les maladies à une médecine centrée sur la personne, sur sa santé.

Ces cinq principes sont définis pour construire un nouveau cycle de protection sociale dans l’univers contraint de notre époque et pour garantir une politique de justice sociale. L’adhésion du peuple sur une plate-forme de principes est essentielle pour construire la nouvelle génération de notre protection sociale. Elle donne une vision, une direction, un contenu à toutes les évolutions qui comporteront inévitablement des sacrifices par rapport à ce que connaissent les citoyens.

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